Un exemple concret et caractéristique de l’esprit de notre association : notre action lors du premier confinement
A l’heure où les portes se fermaient et où les lieux publics se vidaient, à l’heure où la population, certes à raison, avait à cœur de préserver sa propre santé, mais où, hélas, la peur à l’encontre d’autrui grandissait, la faim tant physiologique qu’affectif des « confiné·e·s dehors », du seul fait de leur maintien forcé dans des rues désertées, redoubla d’éloquence. Auparavant, combien de blessures s’étaient imprimées dans leur chair du fait de nos indifférences ? La nouveauté de la Covid-19 brisa cependant des habitudes qui anesthésiaient nos consciences. Les invisibles redevenaient visibles, et l’on ne voyait plus qu’elles, plus qu’eux. Le cri des rejeté·e·s, qui se fit alors entendre avec plus de force, suscita une insurrection populaire – magnifique – de la fraternité et de la sororité. Plusieurs citoyens et citoyennes, diverses associations sonnèrent le tocsin et s’engagèrent avec courage, sortant pour venir en aide aux plus vulnérables. Celles habitué·e·s à adopter une approche holistique, indispensable pour aider les plus précaires, comprirent rapidement comment les problèmes médicaux, sanitaires, administratifs, juridiques, économiques et sociaux, allaient prendre une ampleur inouïe pour les plus marginalisé·e·s, causée autant par la dangerosité du virus que par ses dommages collatéraux tels que l’arrêt de presque tous les services et toutes les activités. Cette crise, plus qu’aucune autre dans la période récente, fut le déclencheur d’une vague de fond humaniste, constituée de personnes mues par une soif d’entraide et prêtes à mettre leur vie en jeu, alors qu’on savait encore bien peu de choses sur ce virus aux statstiques terrifiantes, qui nous avait sorti·e·s à l’improviste de nos torpeurs. Ce que les connaisseur·se·s du champ social surent cependant rapidement de lui, c’est qu’il s’agissait avant tout d’une maladie qui touchaient les pauvres, aussi bien les travailleur·se·s pauvres en première ligne, ces « premier·ère·s de corvée » qui assuraient le nettoyage, la collecte des déchets, les désinfections, l’aide aux soins dans les E.P.H.A.D. et les hôpitaux, sans possibilité de « télétravailler », que celles et ceux qui vivaient à la rue ou étaient confiné·e·s dans de minuscules logements avec leurs enfants, qu’il s’agissait désormais de nourrir sans le soutien des cantines scolaires ni des petits marchés qui permettaient jusqu’alors de se fournir à prix modiques.
Nous vîmes donc comme de multiples mouvements de solidarité s’organiser, des mobilisations citoyennes venues de tous les horizons et auxquelles, naturellement, l’association « Famille France-Humanité », en partenariat avec l’association « Solidarités Saint-Bernard » et plusieurs autres, prit largement part, au travers de ses maraudes, tant pour maintenir du lien social et débloquer des situations (par exemple en alertant l’O.F.I.I. sur certaines vulnérabilités pour sortir rapidement de la rue), que pour repérer et orienter les personnes en grand besoin de soins, et nourrir les corps et apaiser les esprits. Avec « Solidarités Saint-Bernard », nous alertâmes rapidement les autorités sur les problèmes très concrets que nous observions : la fermeture des fontaines et des toilettes publiques, la plus grande difficulté à se nourrir pour ceux qui étaient déjà à la rue, pour les familles, ainsi que pour un grand nombre de personnes encore plus précarisées suite au confinement. Nous fûmes soulagé·e·s d’obtenir souvent une écoute favorable de nos demandes de la part des autorités.
Les enjeux de la crise pour la société française, pour la Ville de Paris et pour l’association
A ce grand mouvement de solidarité civique, nous avons contribué selon les modalités propres à notre association, qui sert de pont entre le centre et la périphérie, et même entre l’hyper-centre et l’hyper-périphérie. Ces termes sont à entendre tant au sens social que géographique tant les deux logiques sont intrinsèquement liées. De fait, une partie des activités de l’association sont situées dans le secteur de Paris-Centre, tandis qu’une autre l’est autour du périphérique. Cela signifie concrètement que des bénéficiaires et des bénévoles viennent de la périphérie jusqu’au centre de Paris, tandis que d’autres vont du centre de Paris jusqu’à sa périphérie, notamment pour des cours. Association-lien, qui ouvre les portes et les Portes de Paris, nous avons pris appui sur le quartier de la Goutte-d’Or, plateforme associative très dense et très active dans l’aide aux plus démuni.e.s, au sein duquel nous sommes désormais solidement enraciné·e·s. Dans le contexte d’urgence très difficile que nous avons traversé, face à des enjeux intersectoriels, ces coopérations trans-sectorielles ont été notre force. Pourquoi intersectoriels ? Car les problèmes l’étaient, parce qu’ils étaient tout à la fois sanitaires, sociaux, psychologiques et économiques, et se nourrissaient les uns les autres. Mais aussi parce que le public en souffrance l’était (les victimes d’addiction se retrouvaient abandonnées aux côtés des prostitué.e.s et des sans-papiers, les Français.e.s aux côtés des personnes étrangères, les chômeur.se.s de longue durée aux côtés des travailleur.se.s précaires qui venaient de perdre leur emploi, les hommes seuls aux côtés des mères de famille…). Cela requérait une action collective, voire commune, des divers acteur·trice·s de la solidarité, souvent trop habitué·e·s à travailler séparément.
Aussi, les trois dimensions de la réponse qui devait être apportée à cette crise historique étaient :
a) la largeur à travers l’étendue des besoins et des publics qu’il s’agissait d’embrasser dans un même mouvement ;
b) la hauteur requise pour surplomber le problème, en prenant conscience que les politiques sociales et de la ville devaient être portées dans un premier temps par une société civile réunie et en mouvement, avant que les élu.e.s choisi.e.s démocratiquement ne consolident, pérennisent et promeuvent, par leurs décisions, ces actions de la société civile solidaire, décisions à la fois appelées par ces dernières et s’appuyant sur elles à la manière d’une clef de voûte ;
c) la profondeur dans la compréhension du problème qui n’était rien de moins que la nécessité d’opérer un grand sursaut humaniste dans un contexte obscurantiste de faim, de peur et de renfermement non pas seulement chez soi mais sur soi, en allant à la rencontre de tout humain, quels qu’étaient ses besoins, sa condition, sa misère, dans une vision globale et non plus émiettée des problèmes, sans exclusion, pour servir tous les humains et aussi tout l’humain. Partant de la similarité, de la communauté et de l’interdépendance des problèmes de chaque personne, on pouvait ainsi embrasser la similarité, la communauté et l’interdépendance entre toutes.
Nécessairement, les portes nord de Paris, peuplées de personnes précarisées, exclues, marginalisées, opprimées, discriminées, affamées, violentées, abusées, exploitées, abandonnées, pauvres, malades et souffrantes, victimes de nos haines, de nos rejets, de nos mépris, de nos cynismes et de nos indifférences, étaient un tremplin de ce sursaut des acteur·trice·s de la solidarité pour une fois confédéré·e·s, parce qu’elles concentraient géographiquement tous les problèmes auxquels un·e acteur·trice du champ social est confronté·e, et aussi parce que, là-bas, un public concentrait toutes les vulnérabilités : les exilé·e·s. Or, partir des personnes qui étaient les plus périphériques permettait de toucher et d’englober toutes les autres vulnérables et aussi d’envoyer un message humaniste fort et efficace, incarné par la chaleur et l’amitié d’une présence inconditionnelle, prouvant l’absurdité d’opposer des misères. Les exemples étaient nombreux, mais un nous marqua particulièrement : après une distribution d’invendus de boulangerie aux familles exilées du quartier Rosa Parks, il nous restait, fait rare, du pain et des viennoiseries. Nous longions, avec un chariot de course couinant, le boulevard Ney, où se trouvaient beaucoup de toxicomanes. À la toute fin de la maraude, il ne nous restait plus qu’une miche de pain. Nous nous approchâmes de trois personnes toxicomanes assises par terre, l’un avait une cinquantaine d’années et présentait très bien, l’autre était une jeune femme de vingt-cinq ans qui aurait pu être sa fille, et le dernier était un trentenaire originaire d’Afrique, ami·e·s par-delà leurs différences, partageant les mêmes épreuves et vraisemblablement de similaires douleurs. Immédiatement, le plus âgé s’exclama après avoir reçu le bien peu de chose que nous leur offrions : « Vous savez, je vous admire ! » Bien que, stupéfaits, nous lui retournassions plus légitimement l’argument et en dépit de notre embarras de donner si peu, il renchérit dans la gratitude ; son amie ensuite s’enquerra de savoir s’il s’agissait bien de bénévolat, et, devant notre confirmation, elle laissa échapper une exclamation, ajoutant que le pain, « c’est bénit. » S’ensuivit une passionnante discussion avec ces trois belles personnes.
La question sanitaire se posait également dans les campements avec beaucoup d’urgence. Aussi, dès le début de la pandémie, avions-nous tenu à alerter les pouvoirs publics sur ses lourdes conséquences pour celles et ceux qui y (sur)vivaient, d’abord à l’occasion d’un reportage diffusé le 5 mars 2020 dans la matinale de France Inter, puis dans une tribune intitulée « Quel confinement pour ceux qui n’ont pas de toit ?[1] » publiée le 18 mars 2020 par Libération et cosignée par la docteur·e Dominique Kerouedan de l’Académie nationale de Médecine, co-autrice du rapport « L’Immigration en France : situation sanitaire et sociale[2] », Philippe Caro du collectif « Solidarité migrants Wilson » et Christina Alexopoulos de Girard, universitaire et psychologue clinicienne, en charge du pôle « Soins psychologiques » de notre association. Cette défense au cœur du terrain des personnes « à nos portes » est au cœur des missions de notre association, dont les maraudes s’effectuent principalement le long de trois axes : de la gare du Nord à la Porte de la Chapelle, des Portes du 18ème à celles du 19ème arrondissement, et, à cette époque, le long du canal Saint-Denis. Et nous avions déjà pris l’habitude de nous installer en plein cœur des campements avec nos « tentes républicaines » : Le 18ème du Mois de décembre 2019 consacra d’ailleurs un article intitulé « Dans les entrailles d’un camp de la honte » sur cette forme particulière de nos actions.
[1]https://www.liberation.fr/debats/2020/03/18/quel-confinement-pour-ceux-qui-n-ont-pas-de-toit_1782181
[2]http://www.academie-medecine.fr/limmigration-en-france-situation-sanitaire-et-sociale/
Une situation exceptionnelle qui appelait un effort exceptionnel
Aussi, si le pic épidémique que nous avons vécu était exceptionnel, nous étions, historiquement et par essence, prêt·e·s : l’habitude de l’exceptionnel avait préparé l’association au caractère exceptionnel de la pandémie. La périphérie parisienne est un terrain très mouvant, en perpétuel mouvement, où chaque jour est exceptionnel, puisque des personnes aux problématiques diverses ne cessent de circuler et font face et nous mettent face à l’inattendu : des disputes, des phénomènes étonnants quand des personnes trop dépendantes sont regroupées, les variations climatiques, les nouvelles arrivées en fonction de l’intensité des contrôles transfrontaliers, les dispersions opérées à telle ou telle heure par les forces de l’ordre, etc. Tout cela fait que l’ordinaire n’existe pas là-bas. Mais comment réagir quand le terrain de l’exceptionnel devait lui-même affronter des bouleversements exceptionnels pour lui aussi, comme l’accroissement exponentiel de ses besoins matériels et affectifs, tandis que les associations, dont la nôtre, étaient également affectées de façon exceptionnelle dans leur fonctionnement ?
Si le confinement accrut considérablement nos activités d’accompagnement et de soutien (y compris nos cours de français, car les exilé·e·s étaient en demande) sur les réseaux sociaux, du fait que nos publics hébergés et nos bénévoles pouvaient difficilement sortir de chez eux, le monde virtuel, face à la précarité et à la vulnérabilité, était peu de chose : les plus vulnérables ont difficilement accès à internet et ils ont besoin de rencontrer des personnes qui les aident et qui vont les (re)chercher. Nos maraudes, plus que jamais nécessaires, furent donc maintenues sur une base quotidienne, pour résoudre des problèmes divers : ce pouvait être qui une personne sous l’emprise de l’alcool qui s’était fait voler ses papiers et nous demandait quoi faire, qui un demandeur d’asile dans l’incapacité de s’acheter de la nourriture parce que sa carte de paiement ne fonctionnait plus (solliciter un rendez-vous par courriel auprès de l’O.F.I.I. était nécessaire), qui des demandeurs d’asile à la rue très vulnérables pour lesquels nous alertâmes l’O.F.I.I., parce qu’un hébergement était littéralement vital et qui obtinrent gain de cause, qui une prostituée transgenre échouée à Paris après une fausse promesse et qui désespérait de trouver un lieu où se doucher et un endroit sûr où dormir, qui un nombre incalculable de personnes qui avait besoin de nouveaux vêtements, de nouvelles chaussures, de tentes et de duvets, alors que tous les vestiaires et les magasins avaient fermé, qui des personnes à la recherche de couches pour bébés, de tentes, de points d’eau ou de distributions alimentaires pour le soir, qui une personne aux dents cassées qui ne connaissaient pas l’existence d’urgences dentaires et qui, le visage enflé, souffrait le martyre, qui des hommes venus à Paris croyant pouvoir être mieux nourris et hébergés dans la capitale et que nous avons convaincus de retourner en province (car, exceptionnellement, suite à diverses mises à l’abri, le nombre d’appelants au « 115 » avait considérablement diminué dans certaines petites villes), etc. Le contexte pandémique nous a aussi poussé·e·s à informer les personnes sur ce qu’était le coronavirus, ses symptômes, son mode de transmission et l’importance des gestes barrières, en sachant pertinemment que la vie à la rue, a fortiori la promiscuité forcée, l’absence de gel, de masques et de savon, rendait cela difficilement praticable. Nous étions parfois face à des dilemmes : des personnes nous expliquaient qu’elles avaient préféré quitter leur hébergement, parce qu’on avait refusé de les changer de chambre ou qu’on voulait les mettre dans une chambre où se trouvaient des personnes qu’ils soupçonnaient gravement malades. Mais à la rue et dans le dénuement complet, risquaient-elles moins ?
Dès le début du confinement, « Solidarités Saint-Bernard », qui avait compris l’impérieuse nécessité de fournir un nouveau point de distribution alimentaire quand beaucoup avaient fermé, mit à notre disposition une trentaine de paniers-repas que nous sommes allé·e·s distribuer aux Portes de Paris. Cependant, plus important que toutes ces aides, était le fait d’être encore là, malgré tout, malgré les risques, et de montrer qu’en dépit du danger, qu’en dépit des peurs, qu’en dépit des préjugés, nous répondions toujours présent·e·s : oui, il y avait encore quelqu’un qui s’intéressait à ces exclu.e·s, qui venait les voir, qui prenait de leurs nouvelles, quelqu’un qui essayait d’instiller une atmosphère familiale, aux heures de l’angoisse, dans un contexte déshumanisé et déshumanisant. Au départ, il ne s’agissait certes que d’une trentaine de paniers-repas de « Solidarités Saint-Bernard », mais l’objectif essentiel était de maintenir un lien, une présence bienveillante auprès de personnes extrêmement vulnérables qui avaient l’impression d’être livrées à elles-mêmes, aux mains d’un ennemi invisible qu’elles ne comprenaient pas, qui pouvait paraître tantôt terrifiant par son caractère insaisissable, tantôt irréel, inventé, voire déformé par les rumeurs de la rue et la désinformation des réseaux sociaux (que n’avons-nous pas entendu ? les personnes à la peau noire seraient immunisées, tel aliment tuerait le virus, etc.). La rythmicité régulière et fréquente de ces maraudes, la bienveillance qui poussait à consacrer beaucoup de temps aux personnes rencontrées et à se diriger vers les plus marginales, la volonté de ne jamais être dans le jugement de valeur produisaient souvent rapidement des résultats visibles : telle quinquagénaire manifestement en phase de clochardisation avec son gros caddie, tenant des propos aberrants et continuellement rabâchés, finissait par devenir plus coquette avec son serre-tête couronné de fleurs artificiels et discutait un peu plus rationnellement ; tel jeune homme complètement abattu, au corps ravagé par un psoriasis suintant au point qu’il était contraint de mendier chaque jour un nouveau T-shirt, finit par déposer son fardeau dans une discussion fleuve de deux heures, et qui, les jours d’après, retrouva le sourire et la volonté d’avancer (revu deux mois plus tard, ce n’était plus le même homme !) ; tel autre jeune, courbé, n’ayant pu sauver ses affaires et sa tente de la benne, se redressait et osa débuter une nouvelle vie en Bretagne ; tels crackers pris dans une spirale de querelles, de deal et de consommation, s’interrompaient subitement, comme si le temps s’était suspendu, et se mettaient à envisager notre proposition de petits suisses comme s’il s’agissait d’une drogue nouvelle et plus attirante, capable de susciter un désir d’autant plus puissant et incomparable qu’il s’enracinait au plus profond de leur enfance, les plaçant immédiatement comme entre deux mondes, à mi-chemin entre leur « moi » d’avant et celui d’aujourd’hui. Les recherches récentes sur l’addiction ont d’ailleurs montré que celle-ci relevait bien plus d’une mécanique du désir que du plaisir, de sorte que tout nouveau désir suscité est une marche de plus vers la liberté.
Comment le financement de la Fondation de France a permis de franchir un cap supplémentaire et de faire la différence dans la vie de beaucoup durant la pandémie
Durant cette période critique pour la France et pour les plus vulnérables sur son sol, nous pûmes compter sur la « Fondation de France », un grand organisme philanthropique ayant au cœur de ses missions la défense de la dignité de la personne humaine et l’aide aux plus démuni·e·s. La « Fondation de France » avait lancé un appel à projets pour répondre à l’urgence causée par la pandémie de Covid-19. « Solidarités Saint-Bernard », en partenariat avec « Famille France-Humanité », bénéficia d’une partie de ce fonds exceptionnel de solidarité. Sur le montant octroyé par la Fondation de France, la moitié fut mise à disposition de « Famille France-Humanité » par « Solidarités Saint-Bernard » et gérée en toute autonomie pour la réalisation de nos objectifs communs.
Lorsque la « Fondation de France » a accepté de financer le projet conçu en commun avec « Solidarités Saint-Bernard » s’est rapidement posé ce dilemme : ou bien alimenter le plus grand nombre d’affamé.e.s possible, en cherchant à réduire au maximum le coût du panier-repas mais en sachant que cela demeurerait de toute façon sans commune mesure avec les besoins, ou bien continuer à suivre la direction choisie jusqu’alors par l’association en prenant appui sur la nourriture matérielle pour signifier symboliquement, et donc sans limite, le lien par lequel nous voulions les rattacher à la vie et à la société française. Ce fut cette seconde voie que nous choisîmes. En effet si, du point de vue matériel, le nombre de bénéficiaires alimenté·e·s était moindre, celui des personnes qui voyaient cela ou qui entendaient parler de cela par leurs pairs était considérable et se répandait par ondes depuis les portes nord et le long des axes où circulaient les rejetée.e.s. Derrière toute aide technique et matérielle apportée, l’association gardait à l’esprit que l’essentiel était l’objectif psycho-social qui la motivait, en premier lieu la dimension thérapeutique, en second lieu l’inclusion comme première étape vers l’intégration pleine et entière au sein d’une société qui mettrait en pratique ses valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité.
Un premier contrat fut donc signé avec l’association « Maison de la Syrie » pour la confection durant cinq midis de cinquante paniers-repas, au sein de la cuisine associative « Quartier libre – 4C » sise 9-11 rue de la Charbonnière 75018 Paris, gracieusement mise à notre disposition, et qui se trouvait à deux pas du grand point de distribution qu’était l’église Saint-Bernard-la-Chapelle. Après ces cinq premiers jours, soixante-dix paniers repas furent confectionnés quotidiennement, et ce, durant dix jours. Par précaution et par souci de faciliter la gestion des stocks, ce furent trois contrats de cinq jours, et non pas un seul de quinze jours, qui furent signés.
Du lundi 11 au lundi 25 mai inclus, des repas syriens furent donc confectionnés par Mme Sara Alhusin, une réfugiée aux talents culinaires exceptionnels et capable de confectionner de grandes quantités. Ils vinrent s’ajouter aux paniers repas de « Solidarités Saint-Bernard. » que nous continuions à aller chercher. Les paniers-repas syriens répondirent parfaitement à notre cahier des charges :
- Ils devaient être roboratifs, équilibrés et riches en vitamines (par opposition à la nourriture de piètre qualité que les personnes, souvent carencées, étaient souvent contraintes d’acheter), puisqu’ils constituaient l’unique repas de nombreuses personnes qui ne pouvaient pas, par honte, par peur (s’agissant des femmes), ou en raison d’addictions, faire la queue, ou bien parce que, dormant trop loin, elles ne pouvaient venir aux points de distribution du soir. Nous voulions proposer très souvent de la viande, car les repas distribués par les autres associations en comportaient rarement du fait de la problématique du halal.
- Ils devaient être le plus souvent chauds, ce qui n’était pas courant à cette époque et même de nombreux mois après, en raison des contraintes générées par la pandémie qui poussaient à proposer des paniers-repas froids. Or, presque toutes les personnes regrettaient de ne plus avoir de plats chauds. Comme nous le disait l’une d’elles : « Un repas froid nous fait tenir quelques heures, mais votre plat chaud nous tient chaud quarante heures. »
- Ils ne devaient pas poser de problèmes de mastication. Les portions devaient être adaptées aux personnes âgées, toxicomanes ou mal soignées, qui ont souvent des problèmes dentaires, aux personnes qui sont dénutries faute d’argent ou suite à des addictions. Il fallait aussi que les plats ne soient pas laxatifs, eu égard à la très grande difficulté à trouver des sanisettes ouvertes à cette époque.
- Ils devaient être beaux à regarder, délicieux en bouche et élaborés à partir de produits de grande qualité (aux qualités nutritives nécessaires tant pour les organismes que pour les esprits, puisqu’elles symbolisaient la qualité de la relation). Nous avons été plus qu’exaucé·e·s, puisque Mme Alhusin, qui est une artiste, avait un souci esthétique très élevé, présentait ses plats de façon remarquable et faisait chanter les odeurs et les saveurs. Nous voulions aussi que les plats fussent clairement identifiables, notamment à travers leur présentation, par contraste avec les salades de pâtes ou assimilées en barquettes plastiques qui étaient les plats principaux que les grosses associations écoulaient en très gros volumes pour faire face, à moindre coût, à une demande exponentielle. Malheureusement, de l’avis très majoritaire des bénéficiaires qui les délaissaient, ces mélanges difficilement identifiables et souvent à base de pâtes européennes inodores et sans saveurs étaient jugés peu ragoûtants et étaient suspectés d’être périmés ou de contenir du porc.
Concrètement, les paniers repas syriens étaient constitués d’un plat principal (généralement syrien), d’un pain oriental, d’une bouteille d’eau, d’un jus de fruit ou d’une brique d’Ayran un yaourt liquide oriental salé) et de dattes ou d’un autre fruit. Voici le nom du plat principal pour chacun des jours de la quinzaine :
1:كبسة دجاج (Kebsa au poulet)
2:مقلوبة بازلاء وجزر باللحم (Maqlouba petits pois, carottes et viande)
3:برغل و حمص ولحم (Boulgour, houmous et viande)
4:رز مع الهيل والدجاج المدخن (Riz à la cardamome et poulet fumé)
5:مجدرة وسلطة نباتية (Mujaddara et salade végétarienne)
6:معكرونة بالصوص واللحم والخضار (Macaronis avec sauce, viande et légumes)
7:رز الزعفران مع الدجاج بالكاري والذرة (Riz au safran avec poulet au curry et maïs)
8:رز بالشعيرية مع اللحم والمكسرات (Riz et vermicelles avec viande et noix)
9:برغل بالكركم والكاري والدجاج المتبل مع حمص (Boulgour au curcuma, curry et poulet épicé et houmous)
10:همبرغر دجاج وجبن وخضار (Hamburger au poulet, au fromage et aux légumes)
11:رز بالحمص والجزر واللحم (Riz et houmous, carottes et viande)
12:برغل بالخضار وصوص الطماطم مع سلطة لبن (Boulgour aux légumes et sauce tomate avec une salade de yaourt)
13:رز مع شعيرية ولحم وفطر وتوابل (Riz aux vermicelles, viande, champignons et épices)
14:مجدرة مع السلطة والدجاج المتبل بالخضار (Mujaddara avec salade et poulet épicé aux légumes)
15:رز مع بازلاء ولحم وخضار (Riz et houmous, viande et légumes)
Ces plats principaux, complétés avantageusement par un laitage ou un jus de fruit et par des dattes qui tenaient au ventre, détonnaient donc, en étant ni la nourriture simili-industrielle des grosses associations, tant décriée par les personnes des Portes, ni la nourriture faite maison à base de pâtes, que distribuaient des anonymes ou des collectifs inconnus et dont la qualité n’était pas toujours au rendez-vous. Ainsi, devant nous, un groupe de bénévoles, qui filmaient sans retenue comme au zoo leur distribution (de plats de pâtes très grasses et au thon), fut prises à partie et nous à témoin, et il leur fut dit qu’au contraire de nous, elles ne respectaient pas les personnes des Portes.
Ainsi, grâce au financement de la « Fondation de France », ce furent environ 3 000 paniers repas, en comptant ceux de « Solidarités Saint-Bernard » que nous continuâmes à distribuer, que nous donnâmes aux plus démuni·e·s, durant toute la crise de COVID-19, aux Portes nord de Paris, de la Porte de la Chapelle à la Porte d’Aubervilliers, mais aussi le long du Canal Saint-Denis. Quand Sara Alhusin commença à confectionner ses repas, nous décidâmes de distribuer les paniers-repas de « Solidarités Saint-Bernard » de préférence aux personnes qui avaient encore une chambre où dormir (personnes dépendantes à des substances ayant encore un chez soi, personnes désargentées en sous-location ou désormais sans revenu, mères de famille en hébergement d’urgence, par exemple), car elles avaient la possibilité de cuisiner les conserves et de les améliorer avec des apports personnels.
Des paniers repas maternels et fraternels à l’impact humain et sociétal considérable
Comme elle-même l’a narré dans la presse, Mme Sara Alhusin est une réfugiée syrienne qui avait fui un mariage forcé avec un soldat de DAESH, en même temps qu’elle était menacée d’égorgement en tant que professeure de chant et musicienne. Dans Racca détruite, elle cuisinait pour un grand nombre de familles privées de toit. Parce qu’elle savait ce qu’était le malheur de vivre dans un pays en guerre et de le fuir, parce qu’elle avait une connaissance aiguë des besoins alimentaires des réfugié·e·s, elle eut à cœur de donner le meilleur d’elle-même pour les affamé·e·s des portes et des campements. Et effectivement, nous constatâmes que ses plats syriens produisirent un grand effet sur les personnes qui les recevaient, pour de multiples raisons : ils étaient « faits maison », auraient pu fort bien être servis dans un restaurant onéreux et pourtant consistaient en des portions généreuses « comme à la maison », et ils rappelaient les saveurs du pays d’origine de beaucoup ; les dattes étaient un clin-d’œil pour le ramadan. Le fait de préciser que les plats avaient été cuisinés par une réfugiée syrienne rassurait ceux qui nous interrogeaient sur leur caractère halal, mais aussi suscitait visiblement du ravissement, comme si, dans leur imaginaire ainsi stimulé, ç’avait été leur propre mère ou leur grande sœur qui leur avait mitonné des « petits plats ». Il ne s’agissait plus d’une préparation anonyme, industrielle, comme dans d’autres distributions. Et les bénéficiaires avaient l’impression de faire un choix, de choisir la nourriture qu’ils ou elles avaient envie de déguster. De fait, certaines personnes, celles qui étaient en capacité d’aller à un point de distribution suffisamment tôt pour être assurée d’être servies dans des points de distributions fixes, faisaient un choix, en préférant guetter notre venue. Quoiqu’elles n’avaient pas le choix du contenu que nous leur offrions, elles faisaient le choix d’un plat proche de leur culture (le riz est aussi très consommé en Afrique de l’Est, par exemple), et le choix d’une nourriture chargée affectivement plutôt qu’industrielle. Quant aux autres qui ne pouvaient se déplacer et ne connaissaient pas les points de distribution, goûter cette nourriture qui leur procurait du plaisir, alors que le plaisir, dans leur situation d’extrême précarité aurait pu passer pour un luxe superflu, leur donnait l’impression d’avoir entre les mains ce qu’ils auraient aimé choisir. Par ce choix du superflu propre à l’humanité, ils renouaient ainsi symboliquement avec leur appartenance au genre humain. À cela s’ajoutaient des couverts en bois et des serviettes de qualité, une inclusion des étrangers dans le don de ce nourriture et une manière de donner qui véhiculait un message affectif qui réchauffait les cœurs et facilitait les discussions.
Cet effet était manifeste : les paniers-repas étaient presque toujours entièrement consommés, quoique les quantités fussent généreuses, car les personnes étaient touchées au cœur. Pour la même raison et en raison de cette relation particulière et personnelle que nous avions avec les bénéficiaires à force de passer du temps ensemble et en raison de la présence de personnes dans la même situation parmi nos bénévoles, il y avait peu de déchets ni de problèmes dans les files d’attente, bien que le nombre de paniers-repas fût grandement inférieur aux besoins, et alors que des bénévoles d’autres associations nous rapportaient des incidents lors des distributions du soir. Le fait de ne pas arriver en voiture de façon visible mais de venir dans leur champ de vision à pied, et d’aller directement à la rencontre de chaque personne, nous démarquait des autres associations. Or, quand un ami nous rend visite, on ne se rue pas sur lui pour lui arracher des mains le présent qu’il nous apporte. Jusqu’à l’année dernière, un couple de vieux retraité·e·s originaires du sous-continent indien avait l’habitude d’apporter quelques repas à base de riz concoctés dans leur cuisine, en allant directement au contact des personnes et en remettant leurs plats directement dans les mains. Cette façon de procéder était proche de la nôtre, touchait les cœurs et expliquait, au grand émerveillement des autres intervenant·e·s, que ce couple n’avait jamais rencontré aucun problème ni subi aucune bousculade, alors qu’a contrario, c’était la cohue dans les distributions sauvages avoisinantes de la part d’inconnu·e·s arrivé·e·s en voiture et sans assez de nourriture pour tou·te·s. Ainsi, nous aussi, nous étions considéré·e·s davantage comme un groupe de gens gentilles, identifiables et identifiées, et non communautaristes, donc donnant sans exclusion et sans pratiquer quelque « solidarité mécanique », que comme une « association » (entendre « business » ou « groupe louche »), les associations étant généralement soupçonnées de collaborer avec la préfecture et de ne faire les choses que de façon intéressée, du fait qu’elles seraient payées pour ça.
Nous avions également décidé d’être intégralement inclusif·ve·s, non seulement avec les bénéficiaires, puisque tou·te·s recevaient nos paniers repas, indépendamment de leur genre, de leur âge, de leur statut administratif, de leur nationalité et de leur état de misère (nous avions choisi des barquettes micro-ondables, afin que des personnes ou familles qui disposaient encore d’un toit pussent faire réchauffer chez elles ou dans leur hôtel social leurs plats), mais encore avec l’équipe qui préparait les paniers-repas et les distribuait. Nous avions fait très attention à inclure au moins pour moitié des personnes qui auraient pu être des destinataires des repas (et certaines l’étaient) dans nos activités de distribution, en prenant garde qu’elles fussent suffisamment fortes psychiquement pour que cela ne fût pas trop dur pour elles mais au contraire bienfaisant, du fait du sentiment d’utilité qui en résultait, à une période où elles étaient encore plus physiquement enfermées et désœuvrées qu’à l’ordinaire. Cela eut un effet thérapeutique pour elles et aussi pour effet de rendre les distributions plus apaisées, plus égalitaires, moins humiliantes et de rendre les rapports plus simples et authentiques. De plus, ce fut l’occasion de mettre en lumière une réfugiée syrienne très talentueuse, rendue disponible suite à la fermeture des restaurants et qui avait besoin d’un coup de pouce pour subvenir aux besoins de sa famille. Cela lui permit de lui redonner confiance en elle et de se faire connaître auprès des médias et de Hélène Tavera, critique gastronomique, co-fondatrice de « Quartier libre », qui soutient les auto-entrepreneuses qui se lancent dans le métier de traiteur, tandis que l’objectif de Mme Alhusin est d’ouvrir un restaurant. Le fait qu’elle était une cuisinière professionnelle formée en France lui permit de confectionner de gros volumes en respectant le timing et les règles de sécurité et d’hygiène les plus rigoureuses qui sont la préoccupation première de « Quartier libre ». Pour les activités d’empaquetages (impliquant de deux à six personnes) et de distribution (impliquant de quatre à sept personnes), nous fûmes aussi très attentif·ve·s à la parité hommes-femmes (quoique, certains jours, plus d’hommes participaient, et d’autres jours, plus de femmes), à la parité entre Français.es et étranger·ère·s, de toutes convictions religieuses. Et nous fûmes très heureux·se·s d’intégrer et des exilé·e·s à la rue et des personnes françaises de toutes origines, ce qui nous permit d’adresser un message à la fois universaliste et solidaire très fort aux bénéficiaires de nos activités : solidaire, car si aujourd’hui, ils/elles recevaient, bientôt ils/elles pourraient à leur tour donner, et même dès maintenant s’ils/elles le souhaitaient, et universaliste, car prouvant que tout le monde avait sa place en France, quelles que fussent son origine, sa couleur de peau ou ses croyances.
S’agissant d’ailleurs de la religion, nous avons mis l’accent à la fois sur la laïcité et sur le respect de toutes les convictions. Cela s’est traduit de plusieurs façons : la viande était halal ; nous incluions des dattes comme clin-d’œil pour la rupture du jeûne ; et, bien que nous distribuions le midi pour que celles et ceux qui ne faisaient pas le ramadan pussent toujours manger durant la journée, nous donnions des repas transportables qui étaient aussi goûteux froids au moment de la rupture du jeûne. Ainsi, même des femmes voilées (généralement un peu en retrait des points où se regroupaient spontanément des hommes) prenaient nos paniers-repas, et, contrairement à ce que d’aucuns auraient pu penser, le mois du ramadan ne diminua en rien, bien au contraire, la demande de nos paniers-repas. Le fait de dire qu’une cuisinière syrienne était aux fourneaux et la présence de bénévoles musulmans rassuraient sur le caractère halal de la nourriture. Tou·te·s se réjouissaient de pouvoir enfin manger de la viande, en place des sardines et du thon distribués habituellement par les associations. Quant aux chrétien·ne·s pratiquant·e·s et aux végétarien·ne·s, ils/elles pouvaient être assuré·e·s de trouver chaque vendredi un repas sans viande. Nous étions donc une fabrique de la laïcité, sans discrimination de religion, de genre ou d’origine, et donc d’un « vivre ensemble » harmonieux.
Un fait notable est à souligner : durant la période où nous distribuions nos repas syriens, qui étaient aussi celle du dernier tiers du ramadan, des heurts se produisaient lors des distributions du soir, du fait que des personnes que personne n’avait vu auparavant opéraient des distributions au moment de la rupture du jeûne qui entraînaient l’intervention de la police contre leurs prières de rue, ce qui suscitait à la fois leur incompréhension (leur estime des institutions françaises n’étant pas très élevée) et celle des bénéficiaires, qui voyaient ainsi la distribution qu’ils/elles avaient attendu toute la journée, sous le soleil, annulée ou écourtée. Cela pouvait leur faire penser que leur faim et leur sentiment d’abandon avaient pour origine l’islamophobie, sentiment que pouvait renforcer le fait que les patrouilles des forces de l’ordre faisaient sans cesse bouger les groupes d’un point à un autre du nord de Paris et de sa proche banlieue, telles des balles de ping-pong, pour qu’ils ne stagnent pas à un endroit. D’un autre côté, des bénévoles d’autres associations nous expliquaient que ces heurts leur faisaient peur, de sorte qu’elles n’osaient pas venir le soir, de même que des femmes qui venaient à nos distributions, ce qui rendaient nos maraudes de midi d’autant plus vitales. Nous avons même entendu des plaintes de riverains dans les transports en commun au sujet des heurts du soir. Cela était à l’opposé du climat de respect et de bonne humeur que nous voulions voir prédominer le midi aux Portes de Paris, et tel était réellement le cas.
Les tensions de la journée, générées par la faim, la fatigue, le fait de se sentir délaissé et livré à la maladie, le manque de mise à l’abri et la destruction des tentes, les délogements de nuit et de jour qui empêchaient le repos et faisaient se sentir comme piégé·e dans une partie de ping-pong sans fin entre Paris et sa banlieue ; les défaillances dans la prise en charge des toxicomanies et détresses psychiques, culminaient de plus en plus le soir. Ces tensions, en plus du mode de distribution fixe et de masse, expliquaient pourquoi le public du midi ne pouvait ou ne souhaitait pas venir le soir, quelle que fut leur pratique du ramadan, mais expliquait aussi le besoin fondamental de ces personnes de se rassembler et de partager la nourriture en groupe avec celles qui n’en avaient pas, recréant des points de rencontre amicales et d’échanges d’informations (cruciales pour les dernier·ère·s arrivé·e·s, notamment d’Italie au cours des dimanches). « Échanges » est aussi un terme adéquat pour qualifier nos distributions : notre nourriture était échangée contre leur parole que nous recevions ; nous étions mutuellement hôtes. Mais le dialogue comme l’amitié requiert du temps, c’est-à-dire de la fidélité et de la durée, c’était doublement exigeant pour les bénévoles qui se devaient d’être fidèles et de rester longtemps, mais au risque de se le voir reprocher par la police en cas de contrôle et de recevoir des contraventions. Or, cette approche amicale dénuée de sentiments de supériorité décomplexait la prise des paniers-repas. En effet, au fil des jours, davantage de personnes qui avaient des papiers ou la nationalité française nous repéraient, venaient à nous lorsque nous marchions et prenaient ces paniers-repas comme en passant pour saluer des amis. En dépit de leurs besoins, elles n’auraient pas oser faire la queue à un point de distribution alimentaire. Il y avait aussi quelques femmes aux profils divers (mères de famille de tout âge, femmes célibataires françaises, épouses d’exilés, femmes dépendantes aux stupéfiants). L’expérience n’ayant pas duré assez longtemps, nous n’avons pu confirmer cette tendance-ci : il nous semblait que, de jour en jour, davantage de femmes, notamment toxicomanes, demandaient un panier-repas.
L’enjeu environnemental
Nous sommes toujours très attentif·ve·s à la question du respect de l’environnement, non seulement en soi, mais aussi parce qu’il s’agit de l’espace de vie des personnes que nous aidons : les respecter, c’est aussi respecter leur environnement. Parmi les clichés les plus préjudiciables que la société porte, il y a ceux qui réduisent la rue à la saleté, et tous ses naufragé·e·s à des êtres en déréliction qui en seraient la cause ou qui s’abandonneraient à cette saleté. Il y a aussi le préjugé que toute personne à la rue serait nécessairement débordée psychiquement par la situation, ou contrainte de se fondre dans son environnement pour ne pas dénoter et ainsi se protéger, que l’on songe, par exemple, aux femmes qui préfèrent gommer leur féminité pour ne pas apparaître comme des cibles. Ces préjugés-là, qui s’enracinent dans une certaine réalité, celle des personnes qui souffrent de maladies mentales et de profondes addictions, masquent pourtant l’essentiel de la vie des personnes à la rue : leur lutte quotidienne, incessante, pour rester propres et pour humaniser leur lieu de vie. Cela concerne d’abord leur manière de se présenter aux autres : il leur est impensable, par exemple, de prendre part à une activité proposée par une association qui les ferait transpirer, si aucun lieu où elles pourraient se doucher et laver leurs vêtements n’est mis à leur disposition. Rien n’est plus émouvant que de voir qu’au matin, le premier geste des personnes des campements quand elles ouvrent leurs tentes est de prendre un bout de tissu pour frotter leurs chaussures, nettoyant la boue et la poussière qui purent s’y déposer.
Un exemple postérieur à la distribution, celui du campement du Landy à Aubervilliers, peut permettre de balayer certains préjugés et de mieux faire comprendre comment des personnes à la rue préservent leur environnement, et comment l’association « Famille France-Humanité » les aide à réaliser leur objectif. Ce campement du Landy manquait de tout : d’eau, de douches, de sanisettes, de poubelles, de distributions alimentaires, etc., en dépit d’une décision de justice qui avait vainement ordonner aux autorités de remédier à ces manques. L’insalubrité et la dégradation des lieux pesaient lourdement sur le moral et la santé des occupants, en même temps que les ressources naturelles et humanitaires étaient très limitées dans ces lieux. La nécessité de faire plusieurs kilomètres pour se nourrir (ce qui impliquait presque de comparer les calories dépensées à celles qu’apporteraient le repas), la nécessité d’aller jusqu’à des endroits très éloignés pour se doucher, l’eau sale et irritante du canal dans lequel certains, ne pouvant guère se déplacer et quoique sachant peu nager, se lavaient, l’absence d’eau potable, puis la présence d’un simple robinet pour plusieurs centaines de personnes, l’absence de toilettes, ce qui impliquait de ne pas beaucoup boire (ce qui causait divers problèmes de santé, tels de nombreux maux de tête) et aussi de faire attention au type d’aliment ingéré (éviter les aliments qui donnent soif et laxatifs), firent que les personnes devaient gérer la pénurie de ressources naturelles et en biens fondamentaux (ce sont aussi des paramètres que nous prenions en compte pour nos distributions). L’idée écologique de décroissance et d’adoption d’un mode de vie plus sobre, moins gourmand en ressources naturelles, avait, en l’espèce, une incarnation subie très cuisante et odieuse, sans compter qu’en étant à la rue, le rapport à l’environnement (à la pluie, à l’humidité, au vent, au soleil avec sa force et sa durée d’ensoleillement…) est tout autre et autrement plus direct. De même, quand on « habite » dans un campement se pose nécessairement la question de la gestion des déchets pour éviter la submersion, donc se pose celui du sac poubelle personnel et de la poubelle collective pour les collecter. Nous avions donc distribué dans le campement du matériel de nettoyage (gants, épuisettes, râteau) et des sacs poubelles de grande capacité que les habitants réclamaient pour maintenir leur environnement propre, et ainsi garder l’estime d’eux-mêmes et pour ne plus avoir honte du regard indigné des passants sur le quai d’en face. Aussi, sitôt que nous apportions nos sacs poubelles, les déchets disparaissaient de ce campement, le râteau manié par ses habitants servait à les collecter, à réagencer le campement, à éradiquer les ronces, et les épuisettes à récupérer toutes les ordures (provenant de l’amont et de l’aval du campement) qui flottaient et se ballotaient au gré des remous sur le canal et s’accumulaient à divers enfoncements. Ainsi, une personne qui s’endormait dans sa tente au bord d’une eau à peu près propre pouvait se réveiller, au matin, entouré d’une décharge flottante, générée au gré des courants. C’est pourquoi, sitôt que nous parvînmes à trouver les épuisettes adéquates, cette partie du canal devint la plus propre, davantage même que tout autre partie de ce long canal. Nous ne fîmes, toutefois, qu’accompagner une dynamique déjà présente dans les campements, puisqu’il n’était pas rare, dans les campements précédents, de voir des habitants supplier un cantonnier de leur prêter son balai pour faire du ménage. Dans notre souci d’améliorer l’environnement, nous donnâmes de nombreuses plantes et arbustes dans le cadre de nos activités d’art-thérapie et aussi des guirlandes-guinguettes solaires.
Quels ont été les effets de notre connaissance de la conscience environnementale des exilé·e·s sur la distribution ? Sans surprise, nous avons constaté que lorsqu’ils/elles se sentent respecté·e·s par de la nourriture de qualité à leurs goûts, tout est presque toujours consommé, à la différence des distributions alimentaires qui donnent lieu à une quantité significative de pertes. De plus, quand quelque chose ne plaisait pas à l’un·e, cela était donné ou échangé avec un·e autre. S’agissant des déchets non alimentaires, nous avons noté que beaucoup de serviettes étaient régulièrement gardées. Il s’agissait de serviettes grandes, épaisses et de qualité qui marquaient le respect mais aussi qui pouvaient être utilisées comme mouchoirs ou surtout comme papiers toilettes. L’habitude dans les autres distributions est de donner du papier essuie-tout ou des serviettes très fines de friterie, peu utilisables et qui ont la propension à s’éparpiller dans la nature au moindre coup de vent. S’agissant des couverts, ils étaient solides et en bois (matière plus noble et écologique), de sorte que certains étaient conservés, ne serait-ce que parce que dans d’autres distributions, les couverts étaient en plastique et très cassants, et parce que nos couverts pouvaient être réutilisés par les personnes qui se cuisinaient des repas à côté de leur tente. Quant aux sacs, ils étaient fabriqués en Bioplast avec plus de 40% de matières biosourcées selon la norme ISO16620-2:2015, à base de fécule de pommes de terre féculières non alimentaires, non O.G.M., et sans plastifiant. Ils étaient 100% biodégradables et compostables, conformément à la norme NFT51-800 et au label OK COMPOST HOME, et pouvaient faire l’objet d’un tri au sein d’une collecte séparée de biodéchets. Il était notable que très peu de déchets étaient laissés par les personnes, tant en raison du soin apporté au panier-repas que du lien privilégié que nous avions tissé avec elles et du fait qu’elles savaient que ce qui ne serait pas ramassé par elles devrait l’être par nous. Nous avons eu, cependant, davantage à ramasser qu’à l’ordinaire quand, suite à une pénurie générée par le confinement, nous avions dû changer de marque de sacs biodégradables, les nouveaux étant plus fragiles et s’envolant plus aisément. Il y a là, à notre avis, toute une réflexion à engager concernant l’emploi de grands sacs réutilisables que les personnes à la rue ne cessent de nous réclamer, tant ils leur sont utiles : il s’agirait de les employer dans le cadre de distributions (alimentaires ou non), avec peut-être un système de « consigne » (de changement en cas de détérioration) à envisager. Quoi qu’il en fût, malgré le peu de déchets laissés, le choix des matériaux écologiques (et à décomposition rapide) était nécessaire du fait que les personnes emportaient leurs paniers-repas loin de l’endroit de la distribution, et nous savions que les personnes en grande détresse psychique ou victimes d’addiction, et souvent les deux à la fois, n’avaient pas toujours la capacité de jeter leurs déchets dans une poubelle, surtout quand celle-ci était éloignée de leur endroit de consommation. Or, les déchets laissés par quelques-un·e·s devient un motif de blâme à l’encontre de tout·e·s.
Mais y a-t-il de l’indécence à attirer leur attention sur l’impact écologique des déchets quand les personnes se sentent elles-mêmes jugées comme des déchets ? Et y a-t-il de l’indécence à demander à des personnes de prendre soin de leur environnement, et donc d’habiter le quartier, si elles ont le sentiment d’être abandonnées voire (re)jetées là momentanément ? Évidemment. C’est en ce sens que notre démarche sont une démarche écologique, prouvant que les préoccupations sociales et les préoccupations écologiques sont intrinsèquement liées. Notre démarche qui est celle des « goûters thérapeutiques » visant à recréer du lien, de la confiance, à réinscrire les rejetée.e.s dans la communauté humaine, dans la communauté des vivants, ainsi que toutes nos activités visant à créer/recréer localement du lien social est une démarche écologique. Par exemple, le fait de ne pas procéder à de grandes distributions fixes mais à des maraudes faisait qu’il y avait non seulement davantage d’interactions entre celles et ceux qui donnaient et celles et ceux qui recevaient, mais aussi entre celles et ceux qui recevaient, de sorte que des personnes d’origines différentes pouvaient se côtoyer, échanger et apprendre à se connaître, au lieu de repartir rapidement par groupes communautaires chacun de son côté. Ces échanges pouvaient être verbaux ou matériels, sous la forme du troc, le troc se transformant en première étape d’une discussion qui, à force d’être renouvelée, pouvait devenir réellement amicale et non plus seulement à but économique. Les anthropologues ont abondamment étudié la socialisation à partir du troc. La rue se transformait non plus seulement en espace public, mais en espace commun, partagé. Ces échanges, sous la forme du troc, permettaient à des personnes de même origine ou d’origine différentes d’échanger des biens alimentaires en fonction de leurs préférences, mais aussi, sous la forme du don pur, de donner à ceux qui en avaient davantage besoin, soit que celles et ceux qui donnaient avaient eux-mêmes trop à manger, soit qu’ils ou elles avaient pitié de celles et ceux qui n’avaient pu avoir de paniers-repas. En l’occurrence, il était très émouvant de voir de nombreux hommes pourtant affamés et miséreux se hâtaient de se délester de leur panier-repas quand une mère de famille demandait plus pour ses enfants. Probablement, il s’agissait-là pour beaucoup d’une forme de compensation, par rapport à leur incapacité à nourrir convenablement leur famille restée au pays.
Ces pratiques de troc, outre la qualité de la nourriture et la manière de donner, étaient l’autre raison de la faible quantité de déchets jetés. Afin de réduire les déchets dans les distributions fixes traditionnelles, il pourrait être nécessaire de repenser la distribution sous forme de simili « self-service » plutôt que de « package » (forme renforcée par les contraintes générées par le Covid-19 qui incitent à donner des paniers-repas), alors que des personnes ne vont aux distributions alimentaires, surtout quand il fait chaud et quand il y a pénurie de points d’eau, que pour prendre de quoi boire, par exemple. Si cela est impossible, il pourrait être avantageux de compléter davantage ces distributions fixes par des maraudes alimentaires ou d’encourager un système de troc ou de mettre en place un espace d’échanges. Nous n’avons pas envisagé les enjeux environnementaux comme une contrainte ou un surcoût, mais plutôt comme une opportunité de repenser le don et comme une source d’enseignements et d’inventivité sociale, pour que les personnes aidées ne sont plus caricaturées en homo œconomicus individualiste, calculateur et dominateur sur les autres et leur environnement, mais comme personnes sociales, créatives et solidaires. Par ailleurs, beaucoup de personnes étrangères viennent de pays où le rapport à la nature est tout autre que le nôtre, de régions où les ressources naturelles sont des biens vitaux qui se raréfient, sous l’effet de la corruption et du réchauffement climatique notamment. Certaines viennent justement en Europe à cause de cela. Et elles ont bien constaté que les matériaux non biodégradables jetés dans la nature par leurs pères et grands-pères sont toujours là. Ils viennent aussi de pays où le partage de ces biens naturels est beaucoup plus « naturel ». Ainsi, en Afghanistan, celui qui a un grand verger près des villes nourrit beaucoup de promeneurs qui peuvent prélever gratuitement la part qui leur est nécessaire. Dans ce même pays, fin 2018, l’O.N.U. alertait sur le fait qu’au moins trois millions d’Afghan·e·s étaient en situation d’urgence alimentaire absolue et risquaient la famine, conséquences de la sécheresse due au manque de pluie et de neige l’hiver précédent, auxquels s’étaient ajoutées les habituelles catastrophes naturelles. Pourtant, la solidarité traditionnelle fit que la tragédie fut moindre qu’attendue. Et cela s’est reproduit à l’hiver 2021, alors que l’O.N.U. prédisait le pire après l’arrivée au pouvoir des Taliban. Il n’était donc pas surprenant que lors d’une distribution qui s’apparentait davantage à leur pratique culturelle traditionnelle, des bénéficiaires réactivassent les mécanismes de solidarité dont ils/elles étaient coutumier·ère·s. Parce que nous avons opéré cette prise de conscience et que nous avons étudié la logique sociale et les préconceptions derrière la manière de donner en France et dans les contrées des bénéficiaires, nous avons évité les écueils de l’infantilisation (il se serait agi d’adopter un mode de distribution presque industrielle qu’on aurait assimiler à un « mode adulte » et de faire la leçon et de gourmander les « enfants » qui auraient trahi la confiance que nous, « adultes responsables », auraient placé en ces personnes si peu capables de « se responsabiliser ») et du néocolonialisme (éduquer des « peuplades arriérés » aux problématiques écologiques).
Les effets à moyen terme de cette opération pour l’association et pour ses bénéficiaires
La distribution des paniers-repas fut l’occasion de renforcer et de développer notre réseau d’associations solidaires, à commencer par le formidable soutien de « Solidarités Saint-Bernard » qui a nous intégré·e·s dans sa demande de fonds adressée à la « Fondation de France » et qui, dès le début du confinement, a compris le drame qui se jouait aux Portes de Paris, et accepta de nous donner une partie de ses paniers-repas, ainsi que des produits d’hygiène pour les familles, alors même qu’elle était confrontée à une très forte demande devant le parvis de l’église. Pour la confection des paniers-repas, nous avons eu recours à l’association « Maison de la Syrie » dont la cuisinière commandait les aliments qui lui étaient nécessaires et les cuisinait (les commandes de produits non alimentaires tels que le matériel pour envelopper et transporter nous incombaient). Le tiers-lieu « Quartier libre – 4C », qui porte un discours fort sur le « bien manger » pour les personnes défavorisées et souhaite désormais développer un partenariat fort avec nous, mit gracieusement à notre disposition sa cuisine en échange de notre adhésion, tandis qu’à côté, l’association « Salle Saint-Bruno » mettait à notre disposition l’une de ses salles comme lieu de stockage des denrées. Le « Collectif MU », qui stockait déjà une partie de notre matériel (samovar, tables et chaises… utilisés dans les précédents campements) mit aussi à notre disposition ses locaux dans l’ancienne « Gare des Mines », même si, dans les faits, nous n’avons eu besoin de les utiliser que le dernier jour. En effet, ce dernier jour, qui était un lundi, parce que nous ne pouvions plus utiliser la cuisine des « 4C » qui reprenait ses activités, et comme le nombre des paniers-repas était désormais beaucoup trop insuffisant face à l’ampleur de la demande, nous décidâmes de nous joindre à la distribution du soir de la « Gamelle de Jaurès » dont le matériel aussi était stocké à l’intérieur de la Gare des Mines. Le « Collectif MU » a d’ailleurs montré beaucoup d’intérêt pour le modèle associatif « Quartier Libre » et pour nos maraudes. Quant à l’acheminement quotidien des paniers-repas et des bénévoles jusqu’aux divers lieux de maraudes, nous pûmes compter sur le soutien sans faille des « Chauffeurs du Cœur ». Le premier mardi de la distribution, nous donnâmes des paniers-repas à « Solidarité Migrants Wilson » qui distribuait jusqu’à l’intérieur de l’aéroport de Roissy et faisait face, hélas, à de grands besoins : des personnes avaient été repoussées si loin de Paris qu’elles ne parvenaient plus à revenir aux Portes de Paris pour les distributions du soir et avaient faim. En signe d’amitié inter-associative, nous avons également participé, le 7 mai, en milieu d’après-midi, à une distribution de « La Table ouverte », une association d’inspiration musulmane du 18ème arrondissement. Quant à l’association « Réseau chrétien – Immigrés », avec laquelle nous collaborons dans le cadre de nos cours de français, elle nous invita régulièrement à ses réunions pour que nous la tînmes informée de la situation aux Portes : elle proposa que notre cuisinière syrienne participât à la rentrée à son dîner « Le Goût de l’autre », qui était un repas festif organisé depuis de nombreuses années, chaque mois entre bénévoles et exilé·e·s avant le confinement.
Du fait que nous maraudions et étions parmi les rares associations à être encore présentes sur le terrain, nous informions nombre de personnes qui désespéraient de trouver de nouveaux vêtements, après la fermeture des vestiaires, ou bien une tente, suite à la fermeture des magasins spécialisés, de la manière fort intelligente dont « Utopia 56 » procédait pour leur en fournir à la Porte d’Aubervilliers. Nous orientâmes vers eux des personnes particulièrement vulnérables, et lorsqu’une disparaissait, nous les informions ainsi que « Médecins du Monde », pour que nous soyons alerté·e·s au cas où elles réapparaîtraient. Nous orientions d’ailleurs régulièrement vers « Médecins du Monde » les malades que nous rencontrions, tout particulièrement celles et ceux que nous soupçonnions souffrir de la Covid-19. Nous communiquions régulièrement leur numéro aux personnes, en plus du numéro spécial Covid-19 mis en place par le gouvernement, afin qu’elles sachent qui contacter si elles ou l’une de leurs connaissances étaient possiblement porteuses de ce virus ou d’une autre maladie. Mais l’avantage de « Médecins du Monde » était qu’ils appelaient des traducteurs. De fait, à la Porte d’Aubervilliers, il y avait un trinôme associatif entre « Utopia 56 », « Médecins du Monde » et « Famille France-Humanité » pour tenter de couvrir l’ensemble des besoins des personnes laissées pour compte durant le confinement. En raison de la Covid-19, nous entrâmes en contact pour la première fois avec des responsables de « Médecins Sans Frontières » qui avaient commencé à assurer une permanence médicale devant le point de distribution de « Solidarités Saint-Bernard ». Nous conduisîmes certaines personnes qui avaient besoin de soins jusqu’à eux, et nous les alertâmes – ils nous remercièrent pour cela – au sujet d’un centre d’hébergement qui concentrait un trop grand nombre de personnes, notamment très fragiles (femmes enceintes, personnes âgées ou atteintes de maladie chronique) et se trouvait dangereusement dépassé par la situation au fur et à mesure des contaminations en son sein.
Parce que nous étions parmi les rares associations à être encore, tous les jours, sur le terrain, nous avons été écoutés par les pouvoirs publics et nous pûmes les sensibiliser sur divers sujets, tout particulièrement sur les problématiques des Portes et les conséquences de la Covid-19. Le maire du 18ème arrondissement, M. Eric Lejoindre, son adjointe chargée de la politique de la ville, Mme Maya Akkari et son adjoint en charge des affaires sociales, de l’hébergement d’urgence et de la lutte contre les exclusions, M. Gérald Briant, furent très attentifs aux informations que nous leur remontâmes, de même que l’adjoint au logement de la mairie de Paris, M. Ian Brossat. Parce que le maire du 18ème arrondissement entendit notre demande de masques, il envoya son chargé de mission pour la vie associative, M. Colin Duret, nous en apporter en nombre suffisant dans la cuisine des « 4C » et il nous recommanda auprès de « La Fabrique de la Solidarité », qui nous fournit 300 masques en tissu offerts par Lacoste et plusieurs flacons de gel hydroalcoolique offerts par L’Oréal. Nous fûmes ensuite recommandés auprès de la D.A.S.E.S. qui nous fournit 3000 masques chirurgicaux et une centaine de masques en tissu, et qui nous redonna ensuite chaque mois, en grande quantité, des masques chirurgicaux. Mme Hélène Tavera, cofondatrice des « 4C, » nous convia à sa réunion du 9 juin sur la précarité et l’insécurité alimentaires dans le 18ème où était présente une vingtaine de représentant·e·s associatif·e·s et politiques, et, depuis, nous sommes régulièrement invité·e·s aux réunions des associations de la Goutte-d’Or. En somme, nous avons été mis·e·s en relation avec plusieurs associations que nous ne connaissions pas, des grandes mais aussi des petites qui deviendront, pour certaines, les grandes de demain.
Par ailleurs, nos maraudes alimentaires eurent un écho médiatique, dans les médias locaux, avec La Goutte d’Or & Vous à travers les articles « Sur le terrain dans les cuisines de Quartier Libre pendant le confinement[1] » du 12 juin 2020, et qui donna lieu à un reportage vidéo[2] dans les cuisines des « 4C », et « Précarité et insécurité alimentaire à l’épreuve du Covid 19[3] » du 17 juin 2020. Le Parisien, dans un article du 4 juin 2020 intitulé « Sara, réfugiée syrienne et cuisinière solidaire pour les plus démunis à Paris », mit en lumière le travail d’exception de notre cuisinière et l’esprit de nos maraudes alimentaires. Un média alternatif de grande qualité, le magazine Le Zéphyr, qui publie sur internet et en version papier, nous consacra un article intitulé « ‘Il y a une injonction de ne pas regarder’ : au chevet des demandeurs d’asile dans le besoin[4] », le 11 juin 2020. Et Libération, dans son article du 23 septembre 2020 « Avec les migrants ‘coincés dans le labyrinthe européen’[5] » retranscrivit une partie de notre entretien dans lequel nous déplorions le suicide d’une victime de notre système de l’asile et à qui l’OFII avait retiré les conditions matérielles d’accueil.
Cet écho médiatique nous permit de sensibiliser l’opinion sur les enjeux très concrets imposés ou accrus par la pandémie, de faire connaître la particularité de notre mode d’intervention, nos principes et, encore plus concrètement, d’être par la suite fournis par deux boulangeries, l’une qui nous donnait ses invendus, végans, tous les jours de la semaine, l’autre uniquement le samedi. Comme ces invendus ne nous permettaient plus de faire face à l’ampleur des besoins de la rue et des campements, nous les distribuions, à la Porte d’Aubervilliers, uniquement aux familles qui attendaient un hypothétique hébergement et qu’« Utopia 56 » réunissait à cet endroit. Les viennoiseries étaient très désirées par les enfants, et nos marques d’attention firent beaucoup de bien aux mères et aux pères. Nous envisageons de développer des activés d’art-thérapie et de véritables goûters thérapeutiques avec ces familles. Par ailleurs, les maraudes alimentaires nous ont permis d’être très rapidement en contact avec les nouveaux campements qui étaient en formation le long du canal Saint-Denis, non seulement en les nourrissant, mais ensuite en apportant des produits d’hygiène plus que jamais nécessaires. Comme dans les campements précédents, nous pûmes installer nos « tentes républicaines », où eurent lieu les activités suivantes :
- Un travail d’information et d’accompagnement social et juridique sur l’ouverture des droits sociaux, l’asile et le droit au séjour, cet accompagnement prenant notamment la forme de recours gracieux (avec éventuellement accompagnement de la personne à la préfecture) et contentieux auprès de la préfecture, de l’O.F.I.I., de l’O.F.P.R.A. et de la C.N.D.A ; aides relatives au R.S.A., à l’ouverture d’un compte en banque, à l’obtention de réductions sur les cartes Navigo, et au règlement des impayés ;
- Une veille sanitaire et un travail d’information relative à la Covid-19 (avec distribution de masques), à la complémentaire santé solidaire (et à son renouvellement), aux P.A.S.S. et aux urgences dentaires ; appels à « Médecins du Monde » et au « M.A.R.D.I. » (Medical Aid for Refugees and Displaced People) ; accompagnement à l’hôpital et prises de rendez-vous médicaux ;
- Des goûters thérapeutiques, suivis d’art-thérapie et de consultations (avec repérage des personnes suicidaires ou au bord de la folie), et, plus généralement, de longs temps d’écoute et de partage ;
- Des cours de français de tous niveaux sur tableau blanc, avec dons de cahiers et de stylos, et sur des matelas comme bancs d’école, joints à un rôle d’écrivain public pour associer chaque exilé au pouvoir émancipateur de la langue ;
- Le développement d’un espace public et d’un bien collectif, avec une partie des tentes républicaines qui servaient, durant la nuit, de refuges pour les nouveaux arrivés, avec mise à disposition du matériel nécessaire à la création et à l’entretien de l’espace commun (matériel de décoration tel que des plantes et des guirlandes, matériel d’entretien tel que des épuisettes, des râteaux, des gants, matériel d’hygiène tel qu’une cabine de douche et des sacs poubelles, matériel de convivance tel que des jeux ou des matelas qui servaient de couchages puis de « bancs d’école ou de discussion »), le « parvis » des tentes servant, qui plus est, de place publique pour les débats ou la diffusion d’informations d’intérêt public ;
- Divers services : appels du numéro asile de l’O.F.I.I., du « 115 » et d’autres numéros d’urgences, avec parfois prêts de téléphones, mise à disposition de batteries externes, d’une connexion à internet (avec partage de connexion à partir du téléphone du bénévole ou grâce au prêt d’une carte S.I.M.), rédaction de C.V. et de lettres de motivation et mise en contact avec des associations spécialisées dans l’insertion et les agences d’intérim.
Cependant, nous avons constaté les limites des actions complémentaires quand les besoins essentiels d’hygiène, de protection (ne serait-ce que de disposer d’une tente contre les intempéries) et d’alimentation sont grandement insatisfaits. Si on apporte des goûters, il faut apporter encore plus des boissons ou alors éviter ce qui donne trop soif, quand il y a pénurie d’eau. Et comment donner des cours de français quand les apprenant·e·s ont le ventre vide ou quand, dès qu’il est question de nourriture dans une leçon, leur faim se fait plus mordante ?
Le confinement et surtout l’après-confinement nous ont apporté une surcharge considérable de travail, et pas uniquement pour rattraper le temps perdu dans les démarches causé par le confinement. Parmi les raisons qui peuvent être avancées, il y a le fait que les gestionnaires des lieux de mise à l’abri et d’hébergement emploient des personnes peu qualifiées et en nombre très insuffisant, les personnes qui avaient l’habitude de se déplacer et qui ne savent pas ou ne peuvent pas utiliser des services en ligne n’ont plus eu accès à l’administration et aux services sociaux (C.A.F., Solidarité Transport, Assurance Maladie…) ni aux permanences associatives qui ont fermé ou recevaient en nombre très réduit, etc. ; davantage de pertes d’emploi impliquent une rédaction en plus grand nombre de C.V. et de lettres de motivation, ce qui prend beaucoup de temps ; pour rattraper son retard, l’administration et les tribunaux ont rendu des décisions en grand nombre subitement, et les exilé·e·s, qui ont des difficultés à chercher leurs courriers, ont dû sans cesse (avec celles et ceux qui les accompagnent !) courir après les délais. Il n’était plus possible de s’occuper de choses importantes pour l’intégration, comme tout ce qui relève de l’autorisation de travail, du contrat d’apprentissage, de la convention de stage, de l’inscription à une formation, des démarches de demandes de titres de séjour pour d’autres raisons que l’asile, sans parler de tout ce qui relève du partage de moments de vie et de l’échange interculturel.
[1]https://gouttedor-et-vous.org/Sur-le-terrain-dans-les-cuisines-de-Quartier-Libre
[2]https://www.youtube.com/watch?v=o8TTt1p4mCA
[3]https://gouttedor-et-vous.org/Precarite-et-insecurite-alimentaire-a-l-epreuve-du-Covid-19
[4]https://www.lezephyrmag.com/il-y-a-une-injonction-de-ne-pas-regarder-au-chevet-des-demandeurs-dasile-dans-le-besoin/
[5]https://www.liberation.fr/france/2020/09/22/avec-les-migrants-coinces-dans-le-labyrinthe-europeen_1800266