Le soin recouvre d’abord des problématiques médicales : nous orientons vers les services publics et les associations de médecins qui peuvent prendre en charge médicalement les personnes. Nous accompagnons régulièrement des personnes aux urgences (générales, dentaires, psychiatriques), dans les permanences d’accès aux soins de santé (P.A.S.S.) les hôpitaux, les C.S.A.P.A. et, quelquefois, chez le médecin (avec prise de rendez-vous par téléphone ou internet). Cela requiert aussi d’apporter une aide en matière de demande de C.S.S. ou d’A.M.E. En ce qui concerne la santé mentale, outre les accompagnements aux urgences, nous œuvrons à faire tomber les barrières qui empêchent de venir consulter un·e psychologue ou un·e psychiatre. Voici comment nous travaillons à cela dans les campements et dans les lieux de mise à l’abri : nous organisons un goûter thérapeutique suivi d’un atelier d’art thérapie. Puis, les personnes qui le veulent peuvent continuer à discuter, sous forme de consultation, avec les psychologues, tandis que les autres font autre chose, comme participer à un cours de français. Régulièrement, nos psychologues proposent des consultations, y compris à proximité des campements quand cela est possible. Il leur arrive d’intervenir aussi dans des accueils de jour, des centres d’hébergement et des lieux de mise à l’abri. Souvent, nous mettons les personnes qui souffrent en relation avec les Equipes Mobiles Psychiatrie Précarité (E.M.P.P.). Sont tout particulièrement au cœur de nos préoccupations la santé des familles et des victimes de traite, de violences et d’addictions que nous rencontrons aux Portes de Paris.
Prendre soin, ce n’est pas seulement montrer de la sollicitude face à la vulnérabilité et aux difficultés éprouvées par autrui, c’est s’engager dans un processus social en commun avec lui pour que chacun progresse dans son humanité, puisque la condition humaine se caractérise par sa vulnérabilité, et pour rendre la société plus fraternelle, donc plus forte. L’action de prendre soin, par sa nature même qui consiste, d’abord, à se décentrer et à délaisser pour un temps le souci de soi-même, dépasse les frontières, géographiques, sociales, culturelles, religieuses, de genre, etc. De plus, le soin est nécessairement multidimensionnel, conscient de l’interdépendance des problèmes et il tend comme horizon à englober l’ensemble des difficultés et des vulnérabilités des personnes. Conscient·e·s de cette dimensions systémique, nous intégrons les conseils des psychologues dans nos formations et accompagnements, et nous cherchons à résoudre les problématiques administratives et sociales auxquelles leurs patient·e·s sont confronté·e·s.
Durant la pandémie, particulièrement lors des confinements et des couvre-feux, il s’agissait de continuer à être présent·e·s face à une adversité nouvelle sans visage, de prouver que les personnes continuaient à compter pour nous malgré tout, qu’elles n’étaient pas laissées seules face à leurs problèmes qu’accroissaient les difficultés d’accès et les fermetures de services et permanences en tout genre. Il s’agissait aussi d’informer et de lutter contre les préjugés et la désinformation et de distribuer masques et gel hydroalcoolique (la D.A.S.E.S. nous apporta une aide inestimable). Dans le cadre de nos cours de français, nous expliquions le mode de transmission du virus, les mesures sanitaires et comment demander un test ou une vaccination, en plus d’informer sur les lieux où cela était possible et facile pour les personnes à la rue.
Prendre soin des enfants :
Prendre soin des femmes exilées :
La manière dont nous en sommes venu·e·s à lutter pour la venue en France de militantes afghanes des droits humains en est un bel exemple. L’un des volets importants de nos actions depuis le printemps 2021 est la création d’un univers numérique, « The Woman Media », encourageant la libre parole des femmes exilées ou des pays en guerre et la diffusion d’informations médicales et sur le bien-être psychique. Ce projet est né de l’écoute des femmes, notamment afghanes, au sein de la Halte humanitaire à Paris. Extrêmement préoccupé·e·s par la situation en Afghanistan, nous avions décidé de privilégier la diffusion d’un contenu dans les deux langues officielles afghanes. Nous avions donc contacté des partenaires enthousiastes et constitué un groupe de travail de femmes afghanes (journalistes, activistes, artistes, médecins) en France et en Afghanistan. Nous souhaitions que l’essentiel soit fait avant que les Taliban ne prennent le pouvoir, car nous ne nous faisions guère d’illusions, mais ils nous ont pris de vitesse. Nous avons donc œuvré pour l’exfiltration de notre équipe qui était en Afghanistan ; une partie est d’ores et déjà en France ; nous continuons à espérer que le reste de l’équipe arrivera bientôt. Nous continuons aussi à nous activer pour obtenir enfin l’exfiltration des nombreux anciens employés afghans de l’armée française qui nous font confiance.
Prendre soin avec de l’art thérapie et des cours de français adaptés aux campements et aux lieux de mise à l’abri :
Nous organisons régulièrement des goûters thérapeutiques. Au cours de ces goûters, les personnes s’autorisent à exprimer un ressenti qu’elles apprennent à référer à leur histoire, confiant des parts de celle-ci à un·e professionnel·le qui propose un espace d’écoute sans jugement de valeur lors d’apartés. Elles sont encouragées à exprimer des désirs, des projets de vie, des tentatives de s’émanciper d’une histoire de vie qui avait agi comme agit une prophétie auto-réalisatrice, parce qu’elles sont les victimes d’un discours, dans leur pays d’origine ou en France, projeté sur elles et qu’elles ont intériorisé. Il s’agit alors de sortir d’un cercle d’idéalisation et de dévalorisation pour dialectiser leur rapport à leurs propres limites, manques ou pertes. Un processus de libération et d’émancipation est à l’œuvre, dans un contexte familial recréé, avec un esprit de fraternité universelle, avec le souci en groupe de prendre soin de tous les membres de la famille, avec une attention spéciale pour les plus fragiles. Des frères et sœurs les reconnaissent comme de véritables personnes humaines, et non comme des déchets, des primitifs ou des bêtes sauvages. L’idée est d’initier un cycle de solidarité, d’entraide et d’empathie, de prendre soin des plus vulnérables en s’inscrivant dans une logique inclusive, en faisant comprendre que chacun pourrait un jour se retrouver à cette place. Les personnes qui sont le moins en souffrance mais qui s’identifient également à la détresse des plus rejetées, voient là un filet de protection, garantie par une relation groupale, sachant par expérience que le groupe protège. Les qualités relationnelles du lien fiable à l’autre sont intériorisées, de sorte que cette qualité du lien soit opérante en eux même sans les psychologues, afin qu’elles se sentent mieux armées face à l’adversité. Un ressenti non verbal négatif est remplacé par un ressenti non verbal positif né de cette convivialité et de la nourriture goûtée. Face à des personnes traumatisées, passer par le corps est aussi une manière de contourner les difficultés liées aux différences linguistiques et au mutisme lié à la sidération traumatique, une manière de se positionner à un niveau plus régressif pour mieux accompagner les personnes dans leur situation actuelle. S’ensuit de l’art-thérapie, puis des cours et du jeu, en parallèle de consultations plus traditionnelles mais tout à côté de leur lieu de vie.
Prendre soin dans les campements, en les rendant plus vivables :
Dans les campements, l’un de nos objectifs est de développer un espace public et la notion de bien collectif, avec une partie des tentes républicaines qui servent, durant la nuit, de refuges pour les nouveaux arrivés, avec mise à disposition du matériel nécessaire à la création et à l’entretien de l’espace commun (matériel de décoration tel que des plantes et des guirlandes, matériel d’entretien tel que des épuisettes, des râteaux, des gants, matériel d’hygiène tel qu’une cabine de douche et des sacs poubelles, matériel de convivance tels que des jeux, généralement populaires dans leurs pays comme le pachisi, ou des matelas qui servent de couchages puis de « bancs d’école ou de discussion »), le « parvis » des tentes servant, qui plus est, de place pour les débats ou la diffusion d’informations d’intérêt public ;
Prendre soin des personne souffrant d’addictions :
Sortir d’une addiction à l’alcool et aux drogues est un chemin long et très ardu, et beaucoup de recherches sur le cerveau sont encore à effectuer pour relier chaque expérience d’addiction à la biologie de l’addiction. Cependant, les recherches sur l’addiction complètent de mieux en mieux le paradigme très passivant de la maladie avec celui beaucoup plus libérateur de l’apprentissage, tandis que celui du « choix » de l’addiction (apparenté à celui de l’homo œconomicus) est heureusement rejeté par tous les addictologues que nous rencontrons, quoique nous ayons été parfois confronté·e·s à des psychiatres aux urgences qui reprenaient à leur compte cette théorie et qui laissaient échapper des paroles de jugement. Notre accompagnement des personnes souffrant d’addiction consiste à les aider à prendre rendez-vous, puis à continuer leur suivi auprès d’un·e addictologue dans un C.S.A.P.A., et à les orienter vers un·e psychologue, par exemple de notre association, ou un psychiatre pour une thérapie de fond, soit que l’addiction cache une maladie mentale, soit qu’un traumatisme (souvent de guerre ou de violences sexuelles) pousse la personne à utiliser la drogue ou l’alcool comme « thérapie ». Quant au membre de notre association qui accompagne socialement la personne dépendante, en plus d’encourager celle-ci à rechercher les causes derrière l’addiction, il ou elle va insister sur les points suivants (cette liste est celle du neuroscientifique Marc Lewis, professeur émérite de l’université de Toronto) :
a) informer sur les mécanismes de l’addiction et sur la neuroplasticité du cerveau, que l’addiction a modelé d’une certaine façon et qui peut, dans le futur, être remodelé différemment par l’acquisition de nouvelles habitudes (mentales, puis comportementales) motivées par une charge émotionnelle positive qui aidera à dissocier le désir de bien-être de celui pour l’alcool ou la drogue ;
b) aider à élargir les perspectives sur le bien-être et la liberté de la personne pour réorienter le désir à partir des effets qu’elle désire avec la drogue (par exemple, le relâchement des tensions, la mise à distance des « flashbacks », l’impression de ne plus vivre dans un monde angoissant ou désespérant, le sentiment d’être davantage « à la hauteur »), pour sortir de l’alternative entre consommer pour réduire son mal-être ou bien résister à la tentation et rester avec son mal-être, qui ne peut qu’aboutir à une défaite tant le sujet s’épuise à tenter de se contrôler dans un champ ultra-limité de récompenses possibles ;
c) aider à reconstituer un récit cohérent entre le passé, le présent et le futur, alors que l’addiction enferme mentalement dans l’immédiateté (celle de la satisfaction générée par la récompense) et une identité de « junky ». Cela passe par l’amélioration de l’image de soi, en cherchant dans le passé, irréductible à l’événement traumatique, tout ce qui faisait la richesse de sa personnalité pour imaginer un futur possible ; cela passe aussi par la valorisation des efforts déjà entrepris par la personne, en notant que l’addiction est déjà une tentative de trouver une solution (erronée) à un problème ancien (ce qui, ce faisant, fait sentir le besoin d’une psychothérapie) et en y voyant une expérience riche en enseignements pour devenir enfin pleinement acteur du développement de sa propre personnalité et trouver des solutions plus satisfaisantes à son mal-être ancien. Cependant, tout discours motivationnel sonne creux s’il n’est accompagné d’une prise en charge sociale, économique et administrative contre ce qui entrave le futur ;
d) aider la personne dépendante à avoir encore confiance en elle, en ayant d’abord nous-mêmes encore confiance en elle malgré la modicité des premiers efforts et les rechutes, et alors que la personne souffrant d’addiction ne se fait pas confiance à elle-même, souffre du manque de confiance des autres et a appris à ne plus faire confiance, souvent depuis l’enfance. Acquérir de nouvelles habitudes prend du temps, cela requiert de la fidélité, un accompagnement et des encouragements dans la durée, pour que le meilleur ami toujours fidèle ne soit plus la bouteille d’alcool ou le sachet de drogue ; cela requiert d’être là précisément au moment de bascule dans un sens ou l’autre, donc une grande disponibilité et d’avoir, au préalable, balisé la vie de la personne dépendante de diverses personnes ressources ;
e) recréer un sentiment d’appartenance à un groupe bienveillant qui a conscience que l’addiction n’est pas seulement le problème d’un individu mais de toutes et tous, que l’entourage lui-même soit dépendant ou non. Cette enveloppe groupale est fondamentale, parce que la plupart des personnes dépendantes sont des écorchées vives, abandonnées ou ayant eu une famille très dysfonctionnelle. Cette importance du groupe est encore plus cruciale pour des personnes originaires d’Afrique ou d’Orient, où la dimension collective est constitutive de la personne, tandis que, existentiellement et administrativement, elles peuvent se sentir rejetées par la société française. Cet entre-deux, dans lequel la personne se sent coupée de ses racines et sans espace pour développer ses branches, est propice au suicide dont l’addiction est l’une des formes lentes. Dans l’idéal, à rebours de l’idéologie individualiste actuelle, il faut donc ne pas accompagner un individu comme s’il était une monade mais ses compagnons d’addiction avec lui, car c’est en regardant l’évolution de ses pairs qu’il jugera de la crédibilité d’un futur apaisé et sans addiction pour lui.